Grand maître canadien, l’artiste peintre Jean-Pierre Lafrance est né à Montréal en 1943. Dès l’âge de seize ans étudie le dessin et la peinture à l’École des beaux-arts de Montréal. Il a poursuivi ses études au Studio Salette à Montréal, travaillant ensuite aux ateliers du sculpteur et muraliste Jordi Bonet, puis à l’Atelier de l’île à Val-David, au Québec, où il a maîtrisé les nombreuses techniques de lithographie et de sérigraphie. Sa peinture traduit le lien du corps avec l’univers, en termes situationnel et temporel.
Un art abstrait
« Je ne décide jamais à l’avance à quoi ressembleront mes toiles. Je travaille spontanément et le résultat est donc la conséquence de mon état d’esprit du moment. Un geste inattendu, une goutte de peinture qui coule et c’est toute l’œuvre qui trouve un sens nouveau ». Il résume ainsi sa peinture : « Ma peinture est considérée comme abstraite et, quelque part, elle l’est aussi, mais moi je sais qu’elle ne l’est pas vraiment, je pars toujours de quelque chose, d’un thème qui même s’il est le plus souvent vague, me donne la pulsion initiale du trait, du départ mais en cours de route, il arrive souvent aussi que les choses se transforment. » Jean-Pierre Lafrance
« Après une carrière dans le dessin de mode et l’illustration publicitaire, Jean-Pierre Lafrance commence à s’imposer dans l’univers des arts visuels dès la fin des années 1980. Et sa peinture n’a pour ainsi dire aucune parenté avec ses précédents métiers, sinon un point en commun : le corps. Jusqu’à la fin des années 1990, il est apparent bien que fortement interprété et traité plastiquement par une matière morcelée. La forme reconnaissable demeure intimiste et sans détails. Des ombres, des âmes… Puis la non-figuration s’impose. Le corps disparaît-il ? Pas vraiment. Il se dissimule, il se montre de l’intérieur. Cet artiste a besoin de sentir, de faire contact avec tout ce qui l’entoure. Ses séances de travail cherchent la transe et, une fois établie, sa formidable et incroyable intuition fait le reste du travail en établissant des correspondances avec le grand tout… » Robert Bernier
Artiste peintre québécois, au fil des ans, Jean-Pierre Lafrance a participé à de nombreuses expositions au Canada, ainsi qu’à l’étranger, notamment aux États-Unis, au Mexique et en France. Plusieurs articles dans divers journaux et revues lui ont été consacrés.
Jean-Pierre Lafrance (1943)
« Un aspect particulièrement intéressant du parcours artistique de Jean-Pierre Lafrance est la vitesse à laquelle celui-ci transforme son regard sur la toile. Les périodes se succèdent rapidement et, au cours des quinze dernières années, son langage plastique s’est considérablement métamorphosé. Le plus extraordinaire est que, malgré ces multiples phases, il marque le support avec le même esprit, poursuivant la même quête. La transformation la plus saisissante qu’il ait opérée est sans nul doute son passage d’une figuration suggestive à la non-figuration.
Au début des années 1990, il entreprend la conception de tableaux électriques, au sens propre du terme. Il mélange du béton au pigment acrylique, peint son tableau, puis l’insère dans un boitier qui renferme une source lumineuse. Selon que la lumière est allumée ou éteinte, le tableau se manifeste sous deux états différents, offrant un double de lui-même. Lafrance délaisse le projet pour y revenir en 1999, lorsqu’on lui confie la réalisation d’un œuvre destiné à un important évènement artistique, Passart, qui se tiendra l’été suivant en Abitibi. Pour l’artiste, le boîtier est une métaphore du corps, l’enveloppe ultime par laquelle s’accomplit l’ensemble de notre contact avec l’extérieur.
De manière générale, l’œuvre de Jean-Pierre Lafrance revêt une dimension spirituelle importante, même si celle-ci n’est pas mise à l’avant-plan. Épidermique, sa peinture traduit le lien ténu du corps avec l’univers ; celui qui l’entoure et celui qui se cache à l’intérieur de chaque individu. Sa peinture est introspective. Elle s’exprime par une manière compulsée et manifeste une distance toujours plus grande par rapport au réel. Cette distance devient salutaire sur le plan pictural, car elle permet à l’artiste – bien que cela puisse sembler paradoxal – un regard plus intime. Savoir prendre la bonne distance quand il s’agit de traduire ce qui nous entoure, ou plutôt ce que l’on vit à travers le prisme de ses expériences, est une opération fondamentale, un défi majeur pour tous les créateurs de haut niveau, un acte de conscience, de lucidité. On ne peut vivre la réalité qu’à travers soi. Tout l’œuvre de Jean-Pierre Lafrance repose sur son propre rapport avec la vie. Peut-on dès lors parler d’œuvre autobiographique ? Oui, puisque toute démarche créative est profondément ancrée à soi : et non, puisque Lafrance ne raconte pas sa vie : il transpose sur le support la codification du lien intime qui l’unit au monde. Sa peinture est situationnelle, en ce sens qu’elle exprime un état d’être. Par conséquent, elle porte en elle une temporalité, celle d’un présent vécu avec une telle intensité que l’infini et l’indéfini ne manquent pas de s’y confondre.
Lafrance demeure avant tout un homme d’intuition ; il va là où il sent venir ses propres sources : en lui-même. Voilà pourquoi le corps a jusqu’ici dominé son propos. C’est justement par rapport à cette thématique que s’est opérée la transformation la plus vitale de sa démarche. Pendant les premières années de sa production, et jusqu’à la fin des années 1980, il aborde cette thématique de l’extérieur, c’est-à-dire en traduisant surtout le corps dans ses expressions visibles, perceptibles. Aujourd’hui, c’est l’intérieur de l’enveloppe qui l’intéresse. Sa plus récente production, où plusieurs – y compris moi – croyaient reconnaître une inspiration du paysage, est éloquente à ce propos. Il poursuit dans cette série la même quête du corps, qu’il fragmente encore d’avantage. Ce corps ne fait aujourd’hui qu’un avec son environnement, prenant forme dans un bouillonnement de matière ou s’inscrit la notion du volume. Leterme « volume » est ici primordial, et il ne faudrait pas le confondre avec « perspective », car Jean-Pierre Lafrance transpose sur la toile cette singularité du corps et de la matière, et cela, sans déconstruire comme le faisaient les cubistes. Il fragmente et unit le corps dans une danse moléculaire qui respecte la réalité bidimensionnelle du support. Une grande réussite plastique et esthétique, une série qui n’a pas fini de nous étonner.
Source: Robert Bernier, La peinture au Québec depuis les années 1960, Les Éditions de l’Homme, 2002, Jean-Pierre Lafrance (1943), pages 187-189.
Jean-Pierre Lafrance
Noces identitaires
Une fête de la couleur
[…]Identité
Pourquoi la tête ? C’était le point de départ. Elle évoquait pour l’artiste les cartes d’identité avec photo. Les interrogations que cela a amenées chez lui ont pris rapidement la direction d’un monde intérieur complexe. Comme Jean-Pierre Lafrance ne pensait pas avec les mots… Enfin si, bien sûr, mais pas comme le commun des mortels… Chez lui, c’est comme si ses réflexions, sa pensée, passaient à travers ses sentiments, ses impulsions comme s’ils étaient des filtres. Forcément cela le renvoie à lui-même, comme si quelque part en lui, il s’était aménagé un espace dans lequel s’accumulaient une multitude d’états, de moments vécus qui s’imbrique les uns dans les autres dans une infinité de combinaison. Une bibliothèque d’émotions diverses, plus ou moins raffinées, consciente parfois, souvent pas, et qui, à leur tour, contenaient des suites d’impressions sophistiquées et contradictoires mettant ultimement en action ses sens cognitifs et sensoriels. Ce que d’aucuns nomment l’expérience, l’intime. Chez Lafrance, cela prend la forme d’un vécu multicouche où s’étalent ses rapports à (et avec) la vie. Une somme. C’est précisément ce qu’il exprime avec beaucoup d’intensité et fougue dans chacune des toiles, des sculptures, dessins ou estampes qui quitte son atelier.
Jean-Pierre Lafrance est un être curieux, il veut apprendre, voir, être surpris, toujours, tout le temps. Il est toujours dans un état de nécessité et d’urgence. Cet état d’esprit singulier lui permet d’affronter certaines situations extrêmes avec plus d’avidité que de peur, comme il y a trois ans, quand il a dû se faire opérer au cœur, alors que l’on venait de lui dire qu’il allait peut-être devoir le changer… Lui qui parfois, de sa demeure sur les rives du Richelieu, sent la rivière floue… Vous comprendrez que son lien entre son corps et le monde extérieur est des plus ténus. Et justement, sa série sur l’identité exprime ce rapport unique entre son métier, sa vie, son monde dans sa réalité. Elle exprime par-dessus tout son expérience, sa vie. Comme s’il fermait la boucle. Chacune de ses œuvres de cette série est comme une vue de son être intérieur et malgré la suggestivité que cela suppose de peindre avec autant de proximité avec soi, sa plus grande réussite est d’être arrivé à le faire avec une certaine objectivité, comme un constat lucide du présent. De cela jaillissent des états d’être jouissifs, explosifs, rageurs et de bonheur. Comme s’il nous invitait à partager un grand festin. Un festin d’être. Une noce identitaire… Sans fard. Juste entre nous et lui…
Source : Robert Bernier, Revue Parcours, Parcours Art & Art de vivre, numéro 71, Novembre 2010 à février 2011, Jean-Pierre Lafrance Noces identitaires Une fête de la couleur, pages 29-33.